Noces 1, 60 X 107 cm , 14 exemplaires.  
Il y a des peuples nés pour l’orgueil et la vie. Ce sont ceux qui nourrissent la plus singulière vocation pour l’ennui. C’est aussi chez eux que le sentiment de la mort est le plus repoussant. Mise à part la joie des sens, les amusements de ce peuple sont ineptes. Une société de boulomanes et les banquets des « amicales », le cinéma à trois francs et les fêtes communales suffisent depuis des années à la récréation des plus de trente ans. Les dimanches d’Alger sont parmi les plus sinistres. Comment ce peuple sans esprit saurait-il alors habiller de mythes l’horreur profonde de sa vie ? Tout ce qui touche à la mort est ici ridicule ou odieux. Ce peuple sans religion et sans idoles meurt seul après avoir vécu en foule. Je ne connais pas d’endroit plus hideux que le cimetière du boulevard Bru, en face d’un des plus beaux paysages du monde. Un amoncellement de mauvais goût parmi les entourages noirs laisse monter une tristesse affreuse de ces [44] lieux où la mort découvre son vrai visage. « Tout passe, disent les ex-voto en forme de cœur, sauf le souvenir. » Et tous insistent sur cette éternité dérisoire que nous fournit à peu de frais le coeur de ceux qui nous aimèrent. Ce sont les mêmes phrases qui servent à tous les désespoirs. Elles s’adressent au mort et lui parlent à la deuxième personne : « Notre souvenir ne t’abandonnera pas », feinte sinistre par quoi on prête un corps et des désirs à ce qui au mieux est un liquide noir. Ailleurs, au milieu d’une abrutissante profusion de fleurs et d’oiseaux de marbre, ce voeu téméraire : « Jamais ta tombe ne restera sans fleurs. » Mais on est vite rassuré : l’inscription entoure un bouquet de stuc doré, bien économique pour le temps des vivants (comme ces immortelles qui doivent leur nom pompeux à la gratitude de ceux qui prennent encore leur tramway en marche). Comme il faut aller avec son siècle, on rem-place quelquefois la fauvette classique par un ahurissant avion de perles, piloté par un ange niais que, sans souci de la logique, on a muni d’une magnifique paire d’ailes Comment faire comprendre pourtant que ces images de la mort ne se séparent jamais de la vie ? Les valeurs ici sont étroitement liées. La plaisanterie favorite des croque-morts algérois, lorsqu’ils roulent à vide, c’est de crier : « Tu [45] montes, chérie ? » aux jolies filles qu’ils rencontrent sur la route. Rien n’empêche d’y voir un symbole, même s’il est fâcheux. Il petit paraître blasphématoire aussi de répondre à l’annonce d’un décès en clignant l’oeil gauche : « Le pauvre, il ne chantera plus », ou, comme cette Oranaise qui n’avait jamais aimé son mari : « Dieu me l’a donné, Dieu me l’a repris. » Mais tout compte fait, je ne vois pas ce que la mort peut avoir de sacré et je sens bien, ait contraire, la distance qu’il y a entre la peur et le respect. Tout ici respire l’horreur de mourir dans un pays qui invite à la vie. Et pourtant, c’est sous les murs mêmes de ce cimetière que les jeunes gens de Belcourt donnent leurs rendez-vous et que les filles s’offrent aux baisers et aux caresses.